L’âne

Jadis, aux temps où les villes n’étaient que de grands villages et que les machines n’etaient que des ébauches farfelues dans la tête des visionnaires de l’époque, un âne avançait, nonchalament et sans protester. Ses pas lourds s’enfonçaient dans la poussière, son regard fixait imperturbablement la carotte perchée devant son museau. Une technique ancestrale qui, durant des siècles, a permis à des millions de moulins de part le monde de fonctionner.

Un grand-père tenait son petit-fils par l’épaule. Ce dernier observait l’âne marcher en cercles infinis avec une fascination non contenue. Milles questions trottaient dans son esprit. Pourquoi cet âne n’arrêtait pas sa marche? ne se rendait-il pas compte qu’il n’atteindrait jamais cette carotte?

73 ans plus tard, l’âne est mort, ainsi que le grand-père. La technique de la carotte existe encore. Le petit garçon est devenu grand, puis vieux à son tour. Il est désormais assis dans un grand bureau au 45ème étage d’une tour de verre immense trônant au dessus d’une ville qui s’étend jusqu’à perte de vue. Un large bureau en verre lui aussi, quelques fauteuils en cuir luisant, le petit garçon devenu vieux est assis sur son fauteuil, tournant son dos bossu à la baie vitrée qui s’ouvre sur le monde. Il est absorbé par ses pensées. Des spasmes secouent la peau flasque de son visage. Il tripote dans sa main gauche son porte bonheur, un bout de harnais qu’il a conservé de l’étable de son grand-père, dernier vestige de son enfance.

Il était devenu grand-père à son tour et il attendait justement son petit-fils qui venait toujours lui rendre visite après le déjeuner. Il entra bientôt, suivit de la secrétaire qui leur déposa un chocolat chaud et des biscuits sur la table. L’enfant vînt s’asseoir sur les genoux de son grand-père. Le siège tourna pour faire face au monde. La ville était baignée d’une lumière tamisée, quelques fins nuages glissaient dans le ciel. Ensemble, sans dire un mot, ils observaient le monde s’agiter sous eux. Du haut de leur perchoir, ils pouvaient distinguer l’incessant va-et-vient des gens dans la rues qui marchaient, ou plutôt couraient, d’un bout à l’autre de la ville, tournant en rond, de leur maison à leur boulot, du boulot au restaurant, du restaurant à leur boulot de nouveau, de leur boulot à leur maison… Le garçon connaissait bien ce manège qui se répétait chaque jour. Il aimait s’interroger sur la vie de chacun de ces adultes qui ne lui prêtaient jamais aucune attention.

Le vieil homme voyait la fascination de son petit-fils, son regard lui rappelait le sien lorsque, jeune et innocent, il visitait son grand-père et restait des heures dans le moulin, fasciné par la valse lente et régulière de l’âne.

Le petit garçon était dans l’âge où chaque pensée est une question existentielle dont la réponse est des plus importante. Il finit par demander:

« C’est la plus haute tour de toute la ville non?

Le grand-père se contenta d’étouffer un rire rauque.

– Ça veut dire que tu es le plus riche? Insista le petit-fils.

Le vieillard laissa échapper une sorte de râle qui ressemblait à un oui.

– Et comment on fait pour être aussi riche?

Le grand-père pris une longue inspiration, les plis de son visage tréssaillaient à chaque mouvement. Il était bien vieux et savait que sa mort était proche. La parole le fatiguait et il fit un effort généreux pour répliquer:

– Il suffit de trouver la bonne carotte. »

Le petit garçon resta un instant indécis. Il ne compris pas tout de suite. Il était temps de retourner à l’école de toute façon, il prit les biscuits et embrassa son grand-père sur sa joue frippée. Il sortit dans le couloir, l’horloge marquait 13h10. Il dévala les escaliers des 45 étages et arriva tout en bas essouflé. Dans le hall, la grande horloge affichait maintenant 13h17. Un sourire se dessina sur son visage tout rose. Des centaines de personnes s’agitaient dans tous les sens, en gueulant, criant, couinant, tels des aimaux dans une foire. Ils attendaient tous leur tour pour se présenter au guichets, certains tenaient une liasse de billets dans la main, d’autres attendaient fébriles le verdict de leur demande de prêt. 

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